TOURBILLON
Publié le 3 Janvier 2017
Vie antérieure, vie antérieure... Deux vocables chuchotés par une voix intérieure... antérieure ? Un souvenir ténu de ce que j'ai dû être... je ne sais pas trop... En tout cas, pas quelqu'un de célèbre, j'en suis sûre ! Plutôt une personne qui a traversé sa vie sans laisser de traces. C'est pour cela que j'ai des difficultés d'introspection. Patience, ça se précise...
Voilà : je suis Catarina, non, pas Catarina Segurane, non, Catarina, fille d'Italie, pauvre d'entre les pauvres. Quand j'étais enfant, je travaillais pour aider mes parents à gagner quatre sous, je ne suis pas allée à l'école. Je ne sais ni lire, ni écrire. Je suis une mondina. Je travaille dans les rizières avec d'autres. Des journées entières, l'eau jusqu'aux genoux, pieds nus, le dos plié, noué de fatigue. Pour éviter les piqûres d'insectes, les brûlures d'un soleil trop dur, je cache tête et cou sous un foulard et un chapeau à large bord. Chaleur, labeur pénible, exploitée, peu payée... un jour j'en ai eu assez. Avec les copines, on s'est regroupées en ligue contre les patrons. On s'est battues pour nos droits, pour une vie décente et on a gagné ! C'était en 1906...1909... je ne sais plus.
Catarina se fond dans la rizière et déjà un autre visage surgit : celui de Victor.
C'est vrai, j'ai été Victor aussi – Oh ! Étonnante cette voix grave, cela surprend... Je vis dans cette ville que l'on dit phocéenne, que j'adore, que je connais par cœur ! Je pensais y rester pour toujours, pourtant je suis parti en 1791 - deux ans après la prise de la Bastille de 89, vous vous souvenez ? - j'ai quitté la Provence à l'appel de la Patrie. On était tout un bataillon, avec des fourches, des bâtons. On a traversé la France. On a investi les Tuileries, capturé le roi. Ce jour-là, j'ai vu naître la République. On chantait ce chant superbe de Rouget de Lisle, le Chant de guerre de l'Armée du Rhin. On le chantait de toute notre ferveur. On le chantait tout le temps. À force de nous entendre, les Parisiens l'ont rebaptisé la Marseillaise… et Victor disparaît dans un lointain tout flou pour laisser apparaître Antonia.
Antonia, drapée dans sa toge antique raconte : j'ai une vie agréable, confortable, auprès de ce riche époux, négociant en huile. Nous possédons une villa sur la colline, entourée d'oliviers, dans la ville de Cemenelum. Elle est bien située, rien n'accroche le regard. Il coule sans heurts sur le paysage : d'abord, juste au-dessous de nous, sur la ville, puis sur les vignes, les prés, les cultures, et plus bas, au loin, sur le rivage, sur Nikaïa qui accueille les barques des pêcheurs. Ensuite, il ne rencontre que du bleu jusqu'à l'horizon, du bleu partout. Et du soleil. La villa est parfaite pour inviter, conclure des affaires. Nous recevons des personnes de haut rang pour des fêtes privées très prisées. Lyre, cithare, repas raffiné, c'est le festin des sens. Nos esclaves, bien traités, nous sont fidèles ; ils assurent un service sans défaut. Que la vie est douce dans ce beau pays !
Je vais parfois assister à des spectacles dans l’arène. J'ai une place réservée, je fais partie des notables de la cité. Ici, ce sont des jeux, mais à Rome, après les gladiateurs, j’ai vu les chrétiens contre les lions. Plutôt cruel, j'en conviens. Ils le cherchent aussi, avec leur Dieu unique ! Jupiter, Saturne, Vénus et tous les autres n'approuvent pas cette nouvelle religion. J'ai peur qu'ils ne soient très en colère. Et la colère de Jupiter, avec sa foudre et ses éclairs, cause des ravages terribles dans nos oliviers. Alors, dans les grandes arènes, les lions dévorent les chrétiens. Pour que Jupiter, Saturne, Vénus et tous les autres continuent à briller au ciel de la nuit.
La nuit... La nuit dissout Antonia, ne laisse que les astres. Seule dans le silence, plurielle dans la conscience, je reviens d'un voyage étourdissant. Là-haut, Jupiter, Saturne, Vénus et tous les autres scintillent, et les étoiles balisent les routes perdues…
Madeleine Cafedjian