DOS AU MUR

Publié le 4 Novembre 2016

Le ciel n'a jamais été aussi bleu. Le soleil aussi brillant. Il réchauffe le mur. Sa chaleur diffuse entre mes omoplates. De mes mains, j'explore les pierres. Celle-ci, sous ma main droite, est un peu plus rugueuse que celle cachée sous ma main gauche. Mes doigts rencontrent une minuscule touffe d'herbe. La vie, ça s'accroche. Même au cœur de pierre ! Ha, ha ! Le bon mot, n'est-ce pas ! Il aurait amusé Pierrot. Pierrot... Ça hurle en moi. J'enrage. Injustice, déshonneur. Calomnie. Je ne peux rien faire. J'ai les poings liés.

 

Août 1914. Nous nous battons contre un ennemi invisible, contre des obus qui arrachent les jambes, les bras, contre des balles qui sectionnent les ventres. Les Allemands, en embuscade sur les hauteurs, nous mitraillent, nous bombardent. Arrosage systématique par l'artillerie. Nous sommes embourbés. Marécage d'eau, de sang. Un pas encore. Des camarades tombent. Pierrot, le fils du boulanger, avance à coté de moi. La boue colle aux godillots. Il attrape mon bras, me fixe d'un œil figé de stupeur. L'autre a disparu, emporté avec la moitié de son visage. Je vois sa vie s'échapper. Instant fugace, indicible. Il s'affaisse à mes pieds. La mort, la mort, partout. Le XVème Corps anéanti. Puis, la retraite, la nuit, sans nourriture ni repos. Marche sur les cadavres. À l'arrivée, l'article indigne du sénateur Gervais :

 

« Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l’aimable Provence ont été prises d’un subit affolement. L’aveu public de leur impardonnable faiblesse s’ajoutera à la rigueur des châtiments militaires. »

 

Quel mépris pour les soldats de « l'aimable Provence » ! Quelle humiliation ! J'enrage. « Faiblesse » ! Que connaît-il de nos « faiblesses » ? Quant aux « châtiments militaires »...

 

Le chant d'un oiseau m'apaise. Je l’aperçois entre les feuilles du tilleul. Il sautille sur une branche, indifférent aux choses humaines. Les foins ont été coupés, rentrés dans les granges. Ils ont laissé derrière eux cette merveilleuse fragrance dorée qui parfume les campagnes de France. Elle vient jusqu'à moi, par bouffées, portée par la brise. Au loin, derrière la forêt, une cloche carillonne. Jeannette dans sa robe de mariée, si belle. L'église fleurie, tout le village à la noce. Que ce temps est loin ! Tes baisers sont en moi, mon amour. Ils m'accompagnent...

 

Bruit de bottes incongru dans la beauté du monde. Les soldats se préparent. J'ai chaud. Une goutte de sueur – une larme ? – coule lentement sur ma joue. J'ai le nez qui gratte. Un battement d'aile vrille l'air impassible ; mon ami l'oiseau m'évente. Dans mon dos, le mur se rebiffe. Il pointe une aspérité désagréable sous mon épaule gauche. Je l'avais oublié, il n'aime pas cela. Ma main épouse la pierre ronde, la caresse. Elle fond dans ma paume, chaude et sensuelle, gorgée d' histoires, prête à accepter la mienne. Bruissement dans le feuillage au-dessus de ma tête. L'oiseau réclame sa part d'attention. Je suis encore là, l'oiseau. J'engrange la vie. Jeannette, mon épouse aux lèvres douces... Pierrot, mort au combat... Son père fait-il toujours le pain ?

 

Les soldats, redingotes et pantalons impeccables, sont alignés, immobiles. Le capitaine vérifie la belle ordonnance du tableau – les choses doivent être faites dans les règles – se met au garde-à-vous. Sous le bleu implacable, silence de mort. Même l'oiseau s'est tu. Instant suspendu ; le temps retient son souffle. Les yeux clos, j'emmagasine en urgence l'odeur de foin coupé, la rugosité de la pierre sous ma main, la légèreté de l'herbe douce aux doigts, la chaleur du soleil de septembre... la voix du capitaine :

 

  • En joue... Feu !

 

Rédigé par Mado

Publié dans #Guerre 14-18

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