LES SOLDATS
Publié le 4 Novembre 2016
DANS LE TRAIN SANITAIRE
Long crissement sur la voie ferrée. La locomotive freine dans un vacarme enfumé. Le goût du fer chauffé me pique la langue. Le train entre en gare, s’immobilise dans un sifflement strident.
Moment de répit tant attendu ! J'ai eu de la chance. Lors du dernier assaut, une balle m'a transpercé la cuisse. J'ai roulé dans la tranchée, incapable de me relever. J'ai vu tomber les autres. Mitraille, carnage... Puis le silence, les brancardiers, la civière et le retour vers l'arrière. Destination : Nice.
Je soulève un coin du rideau. Sur le quai, des infirmiers de la Croix Rouge nous attendent. Comme tout est propre et ordonné ici ! Les rails étincellent, les verrières s'illuminent, la gare toute entière m'enveloppe de lumière. Mon cœur déborde...
Une élégante passe devant la fenêtre du wagon. Sa bouche, comme une promesse juteuse, dessine une fraise appétissante sous sa voilette. J'ai soif.
Le train sanitaire suffoque sous la chaleur. Le soleil d'août nous écrase. Pourtant je grelotte. La fièvre, je crois... Ma jambe est douloureuse ; gaze humide sous ma main. Sur le drap blanc, une tache rouge s'étale. Mon Dieu, épargnez-moi l'amputation...
L'évacuation a commencé. Des gémissements, quelques cris de douleur s'échappent pendant la manipulation des blessés. Nous patientons ; notre tour va arriver. Mon voisin geint doucement. Il a perdu un œil, son visage disparaît sous les bandages. Tout le wagon suinte la souffrance, exhale la puanteur des chairs broyées, les relents de mauvaise sueur. Vertige. Je me raccroche à l'espérance...
Bientôt, l'hôtel-hôpital Regina nous accueillera ; le vent des collines emportera les horribles pestilences, la terreur et les hurlements.
Mado C.
L'ART, QUEL REMÈDE !
J’écoute. J’écoute la nuit. Il n’y a pas le moindre bruit. Rien ne bouge, tout est calme. Mes pensées vont vers les tranchées. Le froid, l’humidité, les odeurs, la puanteur des cadavres. Mes camarades morts ou blessés. J’ai encore leurs hurlements dans les oreilles. La tristesse m’envahit comme une vague. J’ouvre les yeux. Je m’agite. Impossible de me rendormir avec ces images dans la tête. Je me lève. Il n’y a qu’une seule chose qui me tranquillise : faire travailler mes mains, me concentrer sur une tâche.
Quelques nuits auparavant, j’ai commencé à travailler la douille d’un obus de cuivre. Je l’ai trouvée par hasard, je ne sais pas ce qui m’a pris, pourquoi je l’ai apportée avec moi. Elle est dans l’étau. J’ai commencé à la travailler. D’abord avec du papier à verre, pour qu’elle soit bien propre, bien lisse. Je la touche, la caresse. Oui, elle est bien lisse, presque comme du velours, mais en plus dur, plus froid. Je prends une pointe sèche et le marteau. Je commence par marteler une décoration, une lisière en haut de la douille, sur tout le pourtour. Ce travail demande de la concentration. Il faut que les pointes soient bien régulières.
Le son monotone du martèlement m’apaise. Je réfléchis à la suite. Vais-je faire un dessin, ou seulement une décoration ? Devant mes yeux, je vois une sorte de broderie gravée dans le métal... Non, ça ne me convient pas. Mais si je me décide pour un dessin, que choisir ? Devant mes yeux passent des fleurs, un paysage montagneux, avec de la neige peut-être, un lac sur lequel se reflète le soleil. Mon chien ? Non, je ne sais pas assez bien dessiner, surtout pas sur ce matériau.
Mes pensées retournent aux tranchées. Qu’est-ce qui m’a permis de tenir, malgré la faim, la soif, le découragement, la peur lancinante ? Je m’étais évadé. J’avais pensé aux bons moments que j’avais passés, encore au début de l’été 1914. J’ai surtout pensé au voilier de mon père, à l’odeur de la mer, au soleil qui embellissait les paysages et me réchauffait le cœur, aux caresses de la brise, au vent qui forçait et qui faiblissait et qui pouvait me vider la tête complètement. Toutes mes pensées étaient emportées par le vent. C’est surtout cette sensation-là que j’ai recherchée dans les tranchées. Oublier tout.
C’est un voilier que je vais mettre sur la douille de l’obus. Un voilier avec des voiles bien gonflées, qui gîte au vent. Pas trop, juste pour lui donner belle allure. Il va me rappeler ma jeunesse insouciante et la galère de la guerre. Il peut aussi me donner l’espoir qu’un jour, de nouveau, j’aurai un voilier sur lequel je pourrai sillonner la Méditerranée sans avoir peur de l’ennemi.
Iliola K.
LE BRANCARDIER
L’air est irrespirable. Je suis saisi d’une terrible quinte de toux qui retentit dans le silence revenu. Une épaisse fumée grisâtre s’élève au-dessus des soldats. Son goût âcre envahit ma bouche. Ça et là, des flammes montent des cratères d’obus. Les silhouettes décharnées des arbres calcinés se dessinent à perte de vue.
Le spectacle est effroyable. Partout des corps gisant couchés, étendus, courbés, recroquevillés. Et de tous côtés monte ce bruit terrifiant des hommes blessés, des hommes agonisants. Les uns hurlent « A moi, au secours ! », les autres poussent de petits gémissements ou émettent des halètements. Les uns nous supplient de venir à leur secours en appelant « Brancardiers ! » de leurs voix rauques, les autres nous implorent de les achever dans un râle ultime.
Antonin et moi cheminons entre les corps avec notre civière. Nous nous approchons d’un jeune homme qui nous appelle : sa jambe n’est plus qu’une plaie sanguinolente. Son uniforme est maculé de boue et tout en lambeaux. Nous essayons de le soulever, il déchire l’air de hurlements de douleur. Son corps presque inerte semble terriblement lourd, tant il est difficile à déplacer. Nous parvenons à le hisser sur la civière, les oreilles vrillées par ses cris effroyables. A côté de lui, un garçon blond, visage d’ange, presque un enfant, étendu sur le dos les yeux grands ouverts. Pour celui-là, il n’y a plus rien à faire, il a un grand trou rouge sur la poitrine. Un peu plus loin, un autre gît face contre terre, le dos labouré par les balles. Au loin retentissent encore quelques bombardements, le combat n’a pas cessé partout.
Il nous faut faire vite si nous voulons sauver celui-ci. Le sang continue à s’écouler de sa jambe. Nous soulevons la civière et nous frayons un chemin difficile sur le terrain accidenté, caillouteux, un chemin sinueux entre les monticules de terre, au milieu des cadavres et des corps suppliciés. Je sais que ce soir, je reverrai toute cette abomination, j’entendrai tous ces cris et je ne trouverai pas le sommeil, ils viendront très longtemps hanter mes nuits.
Monique