MARATHON

Publié le 3 Septembre 2016

Une dernière petite nouvelle... haletante et essoufflée... 

Pour les autres nouvelles ou les poèmes de BALLON ROND ET PLUMES D'AZUR, il faudra vous procurer le recueil...

*****

Coup de sifflet, c'est parti ! Je m'élance parmi les autres marathoniens. Autour de moi, des centaines de chaussures martèlent le bitume. Regard droit devant, les participants filent avec la même détermination : franchir la ligne d'arrivée. Peu importe le classement, juste aller au bout. Sur les trottoirs, les badauds nous encouragent. Une chevelure sombre ondule devant moi ; belle sportive aux jambes fines... Ta silhouette... Je prends sa foulée, les souvenirs accourent. Te souviens-tu du jour où l'on s'est entraînés sous la pluie ? Tu riais, ruisselante et essoufflée. “ Je n'y arriverai jamais, cours tout seul ” … Ton baiser mouillé…

C'était peu après notre première rencontre. J’accomplissais une série de tours dans le parc lorsque je t'ai aperçue ; tu lisais, assise sur un banc. À mon passage, tu as levé les yeux, tu m'as souri. Mon cœur au rythme si régulier a loupé un battement. Au tour suivant, mon entraînement s'est terminé là, sur ce banc. Nous avons échangé nos points de vue sur le sport ; tu disais que “ ça n'était pas ton truc ”, moi, j'essayais de te convaincre du contraire. Courir, c'est la liberté, c'est aller dans n'importe quelle direction, découvrir de nouveaux paysages, juste à la force de tes jambes. Courir, c'est un voyage intérieur vers l'accomplissement. Mon enthousiasme t'a séduite, tu m'as suivi.

Confiante, maladroite et fragile, avec de la joie dans les yeux, l'amour dans tout ton être. Tu as laissé tes livres, chaussé tes baskets, légère dans le matin naissant. On est partis en petites foulées, main dans la main. Les froidures de l'hiver te faisaient les joues rouges, les doigts glacés.

Frimas piquants, bien plus exaltants que la douceur d'aujourd'hui, condition idéale pour un spectacle attendu. Déjà, les meilleurs se sont détachés ; le groupe se disloque doucement. La jeune femme devant moi maintient son allure de métronome.

Km 10 : La ville est derrière nous. La route traverse la campagne. Là-bas, un paysan, les deux mains appuyées sur le manche de sa fourche, regarde passer ce troupeau d'hommes auquel j'appartiens. Je me fonds parmi les miens derrière cette fille qui te ressemble. J'entends sa respiration régulière, j'entends ta respiration sifflante... “ J'en peux plus ! On fait une pause ? ”... “ Le chrono, chérie, le chrono... ”

La pluie avait cessé. Un grand beau, un grand bleu tout rempli de lumière... Ou peut-être était-ce un autre jour ? Un jour d'été... Je mélange, parfois... Entraînement de plus en plus dense. Tu me suivais, trébuchais de fatigue...

La jolie brune jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Nos regards se croisent ; elle se détourne, accélère. Je ne te lâche pas la belle, j'en ai encore dans la poitrine. Derrière moi, les claquements de semelles, les halètements s'estompent. Le peloton s'étire comme un matou.

Km 20 : On me tend une boisson, merci, j'en ai bien besoin. L'eau glacée baigne ma langue, dévale dans mon corps, rivière revigorante. La jeune fille n'a bu qu'une gorgée et jette sa bouteille sur le bas-côté. Elle s'écrase avec un son mat. Ta chute a fait beaucoup plus de bruit. Genoux écorchés, tu t'es relevée... “ Le chrono, je sais, le chrono... pas de temps à perdre pour une égratignure ”. Ma courageuse... Tu es repartie aussitôt, pour moi, pour m'accompagner vers la performance.

Maintenant j'ai trouvé mon rythme, je cours sur le souffle. Mes pieds repoussent le sol, je décolle. Course aérienne, l'air dans ma poitrine comme un catalyseur d'énergie. Je suis l'oiseau, je suis le vent, je suis Mercure aux pieds ailés, enivré d'oxygène et d'endorphines. As-tu connu cet état de grâce ?

Tu disais avoir le goût du sang dans la bouche, des fourmis dans la mâchoire, le cœur au bord de l'explosion. Je n'ai pas écouté. Courir, toujours. Tu verras, le bien-être viendra. Tu m'as suivi.

La belle gazelle m'a distancé. Elle s'enfuit hors d'atteinte ; je suis seul. Les champs ont disparu, remplacés par le maquis. Soleil au zénith. Aveuglé, je n'ai rien vu de ta souffrance. Un clocher là-bas. Une étape dans un village, du réconfort... Te souviens-tu... ?

Se dépasser, reculer ses limites à la force de ses poumons, tu ne comprenais pas. Toi, tu courais sans jamais atteindre ce point de jouissance. Je t'ai harcelée, obligée à te surpasser, jusqu'au malaise. “ Cœur fragile, ne pas forcer ” a dit le médecin. Je ne l'ai pas cru. “ Bêtises ! Au contraire, le sport te fera du bien. Faut le muscler ce cœur... ” Alors, tu m'as suivi.

Toi, ma délicate, avec l'amour pour seule motivation. Tu es allée au-delà de toi-même pour moi, pour que je sois fier de toi... moi, agacé par tes insuffisances, les yeux braqués sur la ligne d'arrivée. Ton souvenir m’essouffle. Suffocation enfouie au plus profond de moi.

Km 30 : Des tréteaux sur la place du village. Une boisson attrapée au passage, un pointage rapide. Je suis dans les temps. Quelques applaudissements, la route déroulée devant moi, jusqu'à l'horizon. Je cours, j'ai mal ; point de côté à l'âme. Les encouragements des badauds m’oppressent à présent. Les gens défilent en pièces détachées. Une bouche béante, une main qui s'agite, mélange vociférant dans un maelstrom terrifiant. Je fuis plus que je ne cours.

Je fuis ton visage couleur de cendre, le mauve autour des yeux, tes doigts blancs, vidés de leur sang. Je t'ai accordée une minuscule pause. Juste de quoi reprendre un semblant de souffle. On s'est assis sur le muret de la fontaine, un instant. Finir la course. On ne sera jamais prêts pour le marathon de New York sinon. Je me suis levé, tu m'as suivi.

Km 40 : nous y sommes presque, ma douce. Reconnais-tu le grand pin au bord du chemin, l'odeur du thym et des lavandes ? Tu voulais t'arrêter pour te ressourcer à leur parfum. Moi, égoïste, inconscient, obnubilé par la performance... “ Non, pas question, je veux vaincre mon dernier score... On reviendra en touristes ”. Alors tu as couru, au-delà de la souffrance, au-delà du souffle, au-delà de toi et de ton amour ; tu es tombée, le nez dans les lavandes, allongée pour toujours sous le grand pin.

Je suis seul sur la route vide, sous le bleu inexorable. Je cours comme on se berce, je cours comme on se noie. Je cours à travers larmes, dans un labyrinthe embroussaillé de douleur, de culpabilité, de honte. Pardon ma douce, je n'ai rien compris. Te retrouver. Laisser mon corps poursuivre sa course indéfiniment, bondir hors de moi-même, te rattraper dans l'invisible lointain. Attends-moi, je te rejoins mon ange.

Rédigé par Carmella

Publié dans #sport

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