UNE PART D'OMBRE
Publié le 6 Août 2016
Un soupçon de fantastique s'est glissé dans le recueil "Ballon rond et plumes d'azur"...
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Je l'avais prévenu pourtant. Cette magouille au match de foot truqué cachait quelque chose. Moi-même, je l'avoue, j'avais fait pas mal d'argent en mon temps avec ce genre de combine. Pas très honnête, c'est sûr, pas très glorieux, mais efficace pour s'enrichir. Il suffisait d'empocher quelques pots-de-vin avant de jouer comme un pied, ou plutôt, comme une main, pour faire perdre l'équipe. En bonus, quelques paris bien placés sur l'affaire et le fric s’amoncelait dans une banque suisse.
Mais ce coup-là, je ne le sentais pas. Quelque chose d'indéfinissable, comme une ombre teigneuse qui rôde, un truc pas clair.
Il ne m'a pas écouté. Il a conclu l'affaire avec ce type vraiment louche et le voilà maintenant qui entre sur le terrain. Assis au deuxième rang de la tribune, je l'observe. Une drôle de bête se tortille au fond de mes tripes. Coup d'envoi, le ballon fuse sur la pelouse. Il l'amortit du pied droit, le passe à l'adversaire.
Sifflets des supporters. Je ne suis pas tranquille ; quelque chose ne va pas. Souffle froid sur ma nuque, je me retourne. Derrière moi, le public qui suit la rencontre, rien de plus que d'habitude, mais pourtant, rien comme d'habitude non plus et aucun mot pour l'expliquer. Je déraille ferme !
Sur le terrain, les joueurs se démènent. La lumière blanche des projecteurs projette leur ombre en double, comme un “ V ” accroché à leurs talons. Selon leur direction, leurs ombres les suivent ou les précèdent, chevillées à leurs pieds.
Lui s'arrache au groupe, détale sans s'occuper du ballon. On dirait qu'il s'enfuit. Comme si la mort lui collait aux crampons. Il court, hué par le public. Son regard cherche dans les tribunes, me trouve. Au fond de ses yeux, une brume opaque dilatée de terreur. Plus de doute, ce plan-là dépasse la simple arnaque. Il a conclu un pacte avec le diable en personne ou quoi ?
Je deviens fou. Ce n'est qu'une combine plus foireuse que les autres, c'est tout. Au pire, il sera exclus, aura une amende, tant pis pour lui. Je me monte le bourrichon pour rien. C'est cette bière pas fraîche qui me met dans cet état ?
Quelque chose ne va pas, je ne parviens pas à en cerner la cause. Je sens que ça vient de lui. Il court en zigzags aléatoires. L'ombre double d'un joueur s'allonge de part et d'autre de ses pieds comme pour le cisailler. C'est à ce moment-là que je comprends : il est le seul à ne pas avoir son ombre qui le suit.
Un frisson glacé hérisse ma colonne vertébrale, extirpe de moi ces paroles venues de je ne sais où : “ Qui perd son ombre perd son âme ”.
Mon ami, qu'as-tu fait ?