TÉMOIN D'UNE ASCENSION
Publié le 14 Août 2016
Les objets bavards du Musée National du Sport papotent dans "Ballon rond et plumes d'azur"...
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Somnolant dans mon écrin, je suis réveillée par les éclats de rire de quelques jeunes en visite au musée du sport de Nice, lieu où je réside. En les écoutant, je réalise qu’ils se moquent de moi.
Tu as vu cette montre ? Elle est complètement ringarde. Elle était à qui ?
A Maurice Herzog.
C’est qui, ça ?
Ce n’est pas un footballeur, sinon, je le connaîtrais.
Je suis outrée ! Mon maître, il a fait bien mieux que courir après un ballon sur un terrain plat et bien délimité. Il a défié la nature, s’est mesuré à la montagne, aux plus hauts sommets que l’on trouve sur terre.
Moi, je ne crains ni le froid, ni le chaud, je ne sais pas ce que c’est, faire un effort démesuré. Je m’applique modestement à faire tic-tac de façon régulière, pour que la position de mes aiguilles sur le cadran correspondent fidèlement au mouvement de la terre sur elle-même, et cela jour après jour, année après année, siècle après siècle.
Mais j’ai bien vu souffrir mon maître, souffrir du froid, du manque d’oxygène, de l’effort fourni. J’ai vu ses doigts et ses orteils gelés. Vers la fin de ses ascensions, chaque pas était un calvaire pour lui et ses camarades. Le risque d’une chute, d’une dégringolade, de l’ouverture d’une crevasse dans la neige éternelle, d’un bloc de glace ou de rocher qui se détache était omniprésent. En dépit du danger, de la peur, de l’épuisement, j’ai vu la détermination dans ses yeux, détermination qui lui a permis, à lui et ses camarades, de vaincre tous les obstacles. Il est ainsi venu à bout de la montagne, du froid, de la glace et même de ses propres faiblesses.
Ces jeunes devant la vitrine, qui se moquent de moi, n’ont aucune idée de ce que nous avons vécu, mon maître et moi, en ce printemps 1950, lorsqu’il a été le premier à atteindre, en compagnie de Louis Lachenal, un sommet de plus de 8000 mètres. Je n’oublierai jamais ce 3 juin 1950, où j’ai pu admirer avec eux un panorama éblouissant que personne n’avait vu avant. L’Annapurna, invaincue jusqu’à l’arrivée de mon maître, est notre Everest !
Tous les jeunes ne pensent pas comme ceux qui sont là aujourd’hui. Souvent, je vois défiler des alpinistes, plus ou moins audacieux, plus ou moins téméraires. Ils ont en commun de porter une admiration véritable à mon maître, décédé malheureusement avant moi. Oui, il y a toujours des alpinistes qui marchent sur les traces de Maurice, qui défient la montagne et leur propre souffrance, qui acceptent même de mourir pour se prouver je ne sais quoi. Mais une montre, que peut-elle comprendre aux ambitions humaines ?