LES MOTS, COMPLICES DES NOTES
Publié le 20 Avril 2016
"Quand les mots rencontrent la musique"... ça débouche parfois sur une nouvelle...
**********
Antoine était un jeune espoir au conservatoire de Nice. Ses compositions, pleines d’originalité, de surprises, faisaient vibrer les cordes sensibles. Ses parents, comblés, très fiers de leur fils musicien qui avançait vers un avenir prometteur, ne lésinaient pas sur les moyens à mettre à sa disposition. Ils lui avaient aménagé un studio high-tech au rez-de-jardin de leur villa, où le jeune homme pouvait composer en toute tranquillité.
Il passait son temps entre la musique, qu’il servait avec passion et beaucoup de talent, et une vie sociale insouciante. Il vivait chez ses parents qui l’aidaient généreusement. Il composait pour lui-même, comme il le disait en plaisantant : des danses, quelques concertos, des airs de jazz. Il rêvait de créer une symphonie, mais ne s’était pas encore sérieusement attelé à la tâche.
Il se consacrait ainsi entièrement à sa passion, sans autre souci que de trouver la note juste, l’accord parfait quand la mort de son père bouleversa sa vie tranquille. Il s’avéra qu'il ne laissait rien à sa famille, ses comptes en banque étaient vides. Antoine dut alors gagner sa vie lui-même. Pianiste acceptable, il trouva du boulot dans des piano-bars de la Côte, jouant ce qu’on attendait de lui, en y glissant de temps en temps un morceau de sa propre composition.
Un soir, une jeune femme vint le voir pendant sa pause.. Elle le félicita pour son jeu – c’était la première fois que ça lui arrivait depuis qu’il jouait dans les piano-bars – et l’interrogea ensuite sur un des morceaux qu’il avait joué peu avant. C’était une de ses compositions préférées, un tango. Bien que le tango ne soit plus à la mode, il s’était essayé, par curiosité, à cette danse. Lorsque la jeune femme apprit qu’il l'avait composé lui-même, elle lui demanda :
Est-ce que je pourrais écrire des paroles sur cet air ? Il m’inspire. Je chante aussi, et si mes paroles vous plaisent, je pourrais chanter la chanson.
Tout son Être se révolta : mettre des paroles sur sa musique, quel sacrilège ! Il n’était pas un vulgaire compositeur de chansonnettes, il allait composer sa symphonie, et le monde verrait ! Mais devant les yeux et le sourire de la jeune femme, ses lèvres formèrent les voyelles o-u-i.
Donnez-moi la partition, je reviendrai demain avec les paroles.
Elle tint sa promesse. Le lendemain, elle était là. Ce soir-là, Antoine interpréta beaucoup de ses compositions, rassuré par l’intérêt qu’elle lui portait et pour lui montrer l’étendue de son talent. Elle le rejoignit pendant sa pause.
Voilà les paroles que j’ai mises sur votre tango.
Je vais les regarder plus tard.
Non, regardez-les maintenant, s’il vous plaît. Sinon, je ne pourrai pas dormir de toute la nuit.
En lisant le texte, il constata qu'il sonnait juste. Une histoire de passion, de vengeance, de descente en enfer. Juste ce qu’il fallait pour un tango. Des paroles dures, sans sentimentalisme superflu. Il cherchait quelque chose à critiquer. Il ne trouva rien. Finalement, il lui dit :
Ça va, ce n’est pas trop mal.
Avec son sourire énigmatique, elle lui proposa :
Je peux chanter toute de suite, juste après la pause.
Le patron du bar ne va pas être d’accord, rétorqua-t-il.
Je me suis déjà arrangée avec lui, répondit-elle.
Après la pause, elle se mit debout devant le piano, il frappa les premiers accords. Avec sa voix un peu rauque, elle commença à chanter. Les conversations s'arrêtèrent, le brouhaha disparut. Tout le monde écoutait en regardant les musiciens. C’était magique. Des applaudissements tonitruants ponctuèrent la fin de la chanson. Antoine se leva. Valérie, la jeune femme, l’embrassa, le serra contre elle avant de retourner s’asseoir dans la salle. Il continua son répertoire. Les conversations reprirent petit à petit. Valérie observait. Le rejoignant à la fin de la soirée, elle lui dit :
On pourrait voir ensemble tes autres compositions, il y en a certainement quelques-unes sur lesquelles je pourrais ajouter des paroles. Tu sais, j’ai aussi la tête pleine de paroles. Tu pourrais composer des airs en partant de mes textes.
Elle l’avait charmé, il se laissa faire et lui répondit :
Dans mon studio, on est tranquille.
Ils passèrent la moitié de la nuit ensemble, à discuter, à choisir des morceaux et à essayer des airs.
Antoine était heureux. Il ne se l’était jamais avoué : souvent, il avait eu l’impression qu’il manquait quelque chose à sa musique, que ce n’était pas tout-à-fait ce qu’il voulait faire, mais il n’y arrivait pas, ce qu’il entendait n’était pas exactement ce qu’il avait eu en tête lorsqu’il s’était mis à composer. Avec les paroles et la voix de Valérie, certaines de ses compositions sonnaient juste. Il avait trouvé la solution, ou faut-il dire que la solution l’avait trouvé ?