LE GRAND HÔTEL OROLOGIO

Publié le 3 Juillet 2018

I - La berline sombre est arrêtée, portière conducteur ouverte, moteur au ralenti, phares allumés. La grande grille rouillée grince sous la poussée de l’homme. Il remonte dans la voiture. Les phares balaient les hautes herbes du parc non entretenu. Quelques mètres plus loin, la berline stoppe. Le silence revient. L’homme s’engage dans un couloir sombre et ouvre une porte latérale donnant dans le grand hall. Avec sa lampe torche, il balaie l’endroit ; il le connaît si bien qu’une toile d’araignée supplémentaire lui sauterait aussitôt aux yeux. Il remarque que le piano à queue brille comme si la poussière ambiante l’avait épargnée.

Giovanni Orengo est le directeur du Grand Hôtel Orologio à Abano Terme, enfin, était le directeur de ce Palace cinq étoiles Luxe qui a eu ses heures de gloire. Fermé depuis de nombreuses années, le bâtiment et le parc subissent les outrages du temps. Giovanni a tout réglé. Il a emprunté, vendu ses biens, toutes les dettes ont été épongées, si bien que le naufrage prévisible s’est passé en douceur. Les huissiers, ces oiseaux de mauvais augure, se sont éloignées et Giovanni vit à présent avec ses souvenirs.

 

Un souffle d’air traverse le grand hall. La Comtesse Canavesi, avec sa suite, fend l’espace et se dirige vers la réception d’un pas assuré malgré ses soixante-quinze ans. La porte-tambour de l’entrée continue de tourner après le passage des dernières valises. Le directeur attend le premier choc :

-Comtesse Canavesi ! J’espère que vous m’avez réservé la suite du dernier étage comme je l’ai demandé !

-Mais oui Comtesse, tout est prévu !

Giovanni avait même pensé aux bouquets de roses rouges que la Comtesse adorait.

Giovanni oriente sa lampe torche, une chauve-souris le frôle et s’engage dans l’escalier d’apparat vers le premier étage.

Aah ses souvenirs ! C’est tout ce qu’il lui reste. Abano Terme, ville de cure, esprit du bien-être à l’Italienne existait depuis les Romains qui en avaient fait un lieu de détente les plus importants de l’empire. La Dolce-Vita à l’ancienne en quelque sorte. Cette douceur de vivre attirait la clientèle fortunée de toute l’Europe. Le Grand Hôtel Orologio avec ses immenses chambres et salons contigus, baignoires et lavabos à eau chaude, bibliothèques particulières pour les maîtres, logements dans un bâtiment annexe pour le personnel de cette richissime clientèle, coulait de beaux jours. Giovanni Orengo n’avait jamais pensé à faire de la publicité. Le bouche à oreille fonctionnait très bien. Le Grand Hôtel, c’était l’endroit où il fallait se montrer. « The place to be ». Jupiter était à son zénith, pourquoi craindre la chute ? Puis la guerre était arrivée. La clientèle ne venait plus. A la Libération la vie reprenait son cours mais les goûts avaient évolués.

On demandait des chambres avec salles de bains intégrées. On ne se déplaçait plus avec son personnel. On exigeait de l’hôtel des services qu’il ne proposait pas. La mode des grands jardins extérieurs avec fleurs et labyrinthe était dépassée. Maintenant on voulait des endroits où bronzer. Un service de restauration extérieur. Des grands bassins à eau chaude extérieurs, mais aussi intérieurs pour les jours maussades, où se prélasser. Des bains bouillonnants et des endroits de relaxation. Le grand piano à queue et la harpe du grand salon ne suffisaient plus, des orchestres philharmoniques entiers régalaient les salons privés. La clientèle du grand Hôtel avait choisi. Cortina d’Ampezzo dans les Dolomites en hiver et Porto-Cervo en Sardaigne l’été. Il fallait tout casser et tout refaire. Les banquiers, toujours frileux, n’avaient pas cru au projet de Giovanni. Cette affaire s’était éteinte d’elle-même. Voilà dix ans que l’hôtel avait fermé ses portes…

 

Giovanni grimpe à l’étage. Le faisceau de la lampe torche balaie le couloir. Il éteint brusquement sa lampe, un rai de lumière apparaît sous une porte.

-La chambre sur le parc ! pense t-il. Mes souvenirs m’envahissent beaucoup trop, il faudra espacer mes visites ici. Je vais finir par perdre la tête.

Mais le rai de lumière est bien réel. Giovanni n’en croit pas ses yeux. Il s’approche, ouvre lentement le vantail …

 

II - John Allright, expert international en instruments de musique de l’agence « Allright and Son Institute » analyse le violon qui est entre ses mains.

L’état général, la couleur orangée si caractéristique, la longueur du dos, les ouïes, la volute de queue, la qualité du vernis, la caisse de résonance qu’il éclaire dans l’espoir d’y découvrir un signe. Peut-être ce « S » visible là sous le faisceau de sa lampe. Tout semble y porter…

Il teste la sonorité. Un son parfait, mélodieux, aérien, reconnaissable entre tous. Il recommence encore et encore.

Oui ! Pas de doute ! C’est bien un Stradivarius qu’on lui a apporté. Reste à estimer cette œuvre d’art ! Pas facile ! Mais la fourchette est très haute, entre quatre et six millions d’euros ! Il interrogera Christie’s à Londres qui trouvera certainement un acheteur …

 

 

III - L’homme est assis sur un lit parfaitement fait. Chevelure banche, abondante, la veste présente un dos légèrement voûté. La pièce est éclairée par une lampe à pétrole. Près de lui un petit réchaud à gaz prépare un repas.

-Mais qui êtes-vous donc ? demande Giovanni.

L’homme se retourne lentement, pas surpris, comme s’il attendait cette visite depuis longtemps.

-J’étais sûr que vous passeriez un jour ou l’autre, je vous attendais !

Giovanni reconnaît son interlocuteur,

-Gian-Carlo ? Gian-Carlo Periscoli ? Mais que faites-vous ici ? L’hôtel est fermé depuis longtemps !

-Je sais, je sais ! J’y viens de temps en temps. J’ai tellement de bons souvenirs liés à votre hôtel que j’y passe une partie de ma retraite.

Gian-Carlo Periscoli avait été l’un des chefs d’orchestre les plus ovationnés de la prestigieuse Scala de Milan. Chaque fois que ses obligations le lui permettaient, il séjournait au Grand Hôtel Orologio, un mois l’hiver, deux mois l’été. Ses souvenirs affluent :

-Vous rappelez-vous de la Comtesse Canavesi ? Quelle femme ! Dire que je n’ai jamais osé lui déclarer ma flamme !

Giovanni réagit aussitôt :

-La Comtesse Canavesi ? Figurez-vous que pas plus tard que …

Giovanni s’arrête brusquement. Décidément je commence à perdre la tête moi ! Puis il enchaîne :

-Comment un virtuose comme vous peut-il vivre ici dans cet hôtel abandonné ?

-Oh vous savez, je vais tout vous dire. Je possède un appartement à Milan. Ma retraite est bien maigre, mais je sais me contenter de peu.

Un silence s’installe puis :

-Je me rappelle tant de bons moments passés ici que j’ai pris cette décision : j’y viens de temps en temps. Vous savez, je ne dérange rien, j’enlève même la poussière…

Un flash traverse l’esprit de Giovanni : Ah ! L’état du piano dans le grand salon c’était donc lui.

Gian-Carlo poursuit :

-Je regrette simplement l’animation d’autrefois…

Puis :

-Puis-je me permettre une question ?

Face au silence de Giovanni il se lance :

-Comment en êtes-vous arrivé là ?

Giovanni lui raconte ses malheurs, son manque d’anticipation, la clientèle qui a fui le cinq étoiles.

-Mais elle existe toujours cette clientèle, les goûts ont changés simplement. J’ai mes idées. Je sais ce qu’il faudrait réaliser pour la voir revenir, mais quel investissement ! Je n’en ai plus les moyens !

Gian-Carlo écoute. Une idée folle lui vint en tête :

-Vous savez, je pourrais peut-être vous aider !

-Vous ?

-Oui ! Dans la famille on est musiciens de père en fils. J’ai hérité de mon grand-père un objet de grande valeur… J’ai tout eu dans ma vie sauf … Il marque un silence avant de reprendre… que je n’ai pas de descendance… Un nouveau silence, puis : Si je décidais de m’en séparer, ça réglerait peut-être tous les problèmes ! Vous, vous aurez votre hôtel et moi je passerais une retraite dans l’endroit que j’aime le plus au monde !

-Ah bon ! Vous feriez cela ? Mais de quel objet parlez-vous ?

-Un Stradivarius !

 

Gérald IOTTI

Rédigé par Gérald

Publié dans #Musique et Danse

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