LA VINGT-NEUVIÈME ŒUVRE

Publié le 4 Juillet 2018

 

Le jour se lève sur le village de Busseto en Emilie-Romagne. Giuseppe vient de se coucher. Le silence de la nuit lui a été favorable pour composer avec frénésie. Une fois de plus tout s’enchaînait naturellement. Il déroulait la partition avec cette maîtrise qui est la sienne. Le morceau élégant s’élançait, fluide, sans accroc. Les notes solitaires complétaient les accords. Au calme succédait la tempête, entre les deux, une infinie de nuances, pianissimo, fortissimo, a capriccio. Tout se mariait, s’adaptait, se pliait à ses volontés. Il notait, notait, griffonnait ces pages de partitions. Peu à peu ses doigts s’engourdissent, le rythme se calme, ses doigts n’ont plus de force. Il reste ainsi, songeur. La mélodie s’apaise. Il s’endort, épuisé. Rien n’a été vérifié sur le piano-forte qui côtoie son meuble bureau. Giuseppe est sûr de ces envolées qu’il entend dans le silence de la nuit. Il est habité par la musique. Les serviteurs savent que lorsque les volets sont fermés et qu’il n’y a aucun bruit dans la chambre du maître, c’est qu’il s’est couché tard et qu’il faut respecter son repos.

Dino, son fidèle cocher, a préparé le sulky capoté au fauteuil capitonné pour visiter le domaine. Il ne reste plus qu’à atteler Alegria la jument préférée du maître. Il attend …

 

Vincenzo et son équipe de jardiniers ont beaucoup de travail dans le parc qui ceinture la maison. Hier, sont arrivées les nouvelles plantations choisies par le maître. Les instructions qu’il a données seront respectées. Le Laghetto (petit lac) est presque terminé. Le canal de la source qui l’alimente a été aménagé a capriccio (librement) selon les instructions de Giuseppe. Les saules-pleureurs font merveille. Ils oscillent con allegrezza (avec allégresse) sous la légère brise permettant aux rayons de soleil de miroiter con tenerezza (avec tendresse) sur la surface. Partout ailleurs : calme et sérénité. L’équilibre des lumières et des ombres, la réponse des espaces plantés aux larges clairières parsemées de massifs fleuris participent à cette harmonie voulue par le maître. L’appoggiato (l’appuyé) et la sottovoce (le murmuré) répondent à l’accentuato (l’accentué). Une nouvelle idée voulue par le maître pour favoriser repos et inspiration vient d’être terminée. Le sable du Pô transporté ici par charretons entiers a recouvert tous les sentiers du parc assurant ainsi une sérénité perçue par Giuseppe lors de ses promenades. La fantaisie du vert tendre des bananiers apporte une note scherzando (plaisante) qui pourra être transposée par un instrument surprenant sur une création future.

 

Les volets de la chambre de Giuseppe s’ouvrent. La maison s’éveille. Dino attelle la jument. Giuseppe vérifie une dernière fois que les instructions données à Vincenzo ont bien été suivies. Les platanes, Magnolias, Ginkgo-Biloba aux larges feuillages apportent cette ombre indispensable aux promenades. Le maître se dirige vers les écuries et s’installe dans son sulky découvert. Dino lui passe les rênes. Le cabriolet s’élance dans l’allée gravillonnée et franchit le grand portail qui conduit à l’immense domaine de mille hectares accessible après la longue allée de platanes.

 

Giuseppe aime fortissimo (très fort) la terre. Avec son chapeau de paille, on est très loin de l’image universelle connue du célèbre compositeur avec haut de forme et foulard de soie blanche. Ici, c’est l’esprit paysan fortement ancré dans l’âme du compositeur qui s’étale au grand jour. Celle que ne connaissent pas les grands de ce monde. Sollicité par le plus illustre personnage de l’Italie naissante afin de se présenter au parlement, il eut cette réponse :

-Le parlement ? Ce n’est pas pour moi ! Ils discutent, discutent et ne décident rien ! Je préfère par ma musique célébrer la grandeur de notre pays.

Invité par toutes les capitales d’Europe, son passeport indiquait à la rubrique profession : Propriétaire de terrains, Agriculteur ! Alors qu’il était connu comme l’un des plus grands compositeurs du XIXème siècle. Lui, aime se ressourcer ici. Particulièrement généreux, il vérifie sans cesse que ses cent employés avec famille ne manquent de rien. Il a créé une école pour les enfants, un hospice pour les plus vieux, un hôpital pour tous y compris pour les habitants du village de Busseto. Tout cela à sa charge.

La terre c’est sa véritable vocation. Le reste c’est un autre bonheur qu’il vit comme un don du ciel.

Le trot cadenzato (cadencé) de sa jument le porte à la rêverie. La mélodie du chœur des esclaves de Nabucco lui revient en tête :

-Va, pensiero, sull’ali dorate …

-Va, pensée, sur tes ailes dorées,

-Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines,

-Où embaument, tièdes et suaves,

-Les douces brises du sol natal …

 

Facile de créer un chef-d’œuvre face à une telle campagne …

Il passera la journée à visiter ses terres, apprécier la qualité des blés, vérifier les vignes, insister pour que l’on enlève ces feuillages qui empêchent les grappes de mûrir. Le vin du domaine sera distribué à l’hospice et apprécié à la table du maître. Au hameau où est logé son personnel, deux naissances ont eu lieu. Giuseppe rencontre les familles, s’inquiète de l’état de santé de chacun puis passe un temps précieux à vérifier l’affinage de ce fromage qu’il aime tant. Il est temps de rentrer. Le soleil se couche dans un flamboiement inoubliable. La jument connaît le chemin, le portail est franchi alors que les lanternes commencent à s’allumer. Dino récupère Alegria. Giuseppe caresse et tapote l’encolure de l’animal. Il vérifie le travail de Vincenzo. Confirme qu’il faut rajouter un bosquet d’impatiences blanches et rouges près de sa fenêtre, ainsi avec leur feuillage vert ce sera le drapeau de son pays, qu’il a tant magnifié, qu’il découvrira en ouvrant ses volets. Toujours le souci du détail, il pense à tout :

-Vous passerez à Bussetto, demander au ferronnier de venir ici. J’ai dessiné le petit pont qui enjambera la laghetto. Je veux bien qu’il comprenne qu’une clé de sol et de fa doivent apparaître sur chaque garde-corps.

 

Les lanternes éclairent le parc et la maison. Les chandeliers sont sur la table. Le maître est installé avec Giuseppina Strepponi, la célèbre cantatrice lyrique. Maria la cuisinière leur a préparé un plat de Bucatini all’Amatriciana qu’il adore. Pâtes avec la farine de blé de la propriété, sauce tomate avec les légumes de la propriété, Parmigiano Reggiano de la propriété, Giuseppe perçoit tout cela comme un bonheur absolu au même titre que cette sensation diffuse, ressentie lorsque le public se lève pour ovationner ses œuvres. Parce que la vie est comme ça, faite de choses fortes qui nous envahissent tout entier et qu’ensuite on ne peux plus oublier.

La soirée avance, le maître décide de se retirer dans sa chambre. Se reposer après la nuit précédente dédiée à la création du premier acte de sa vingt-huitième œuvre. La nuit s’installe sur la campagne d’Emilie-Romagne. Les lumières s’éteignent. Dans la bibliothèque, sa dernière création n’a pas encore rejoint les originaux de la Tosca, Rigoletto, Aïda, Nabucco qui côtoient les œuvres de Puccini, Donizetti, Mozart, Wagner …

 

Au loin, très loin, un chien aboie dans la campagne sans perturber le sommeil des hommes. Appoggiato ma non troppo. Giuseppe Verdi peut être fier de son domaine de Sant’ Agata sull’Arda. C’est une œuvre dont on ne parle jamais : la vingt-neuvième.

 

Gérald IOTTI

 

 

Rédigé par Gérald

Publié dans #Musique et Danse

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C
Magique!!! Une partition de notes vertes et mille et une nuances colorées, sensations luxuriantes et parfums enivrants...<br /> Musique de fascinante Créativité au chant subtil de la Terre, ce monde où tout est possible!<br /> Superbe Texte Albiréo, du plaisir en mots qui tintent dans le coeur et la tête, merci<br /> Gros bisous <br /> Cendrine
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