CARLA

Publié le 4 Juillet 2018

 

Elle, c'était une petite fille au doux nom de Carla. Ses parents d'origine modeste étaient gardiens à l'opéra de Nice. C'est dans ce temple de la danse et de la musique qu'elle fit ses premiers pas. Au début, bien sûr à quatre pattes, pas besoin de chausson, elle suivait sa maman qui, le soir venu, nettoyait le plancher. Elle grandit sous les feux de la rampe, les coulisses, les loges, le poulailler étaient son terrain de jeu.

 

Les soirs de représentation, Carla se faisait toute petite, elle se nourrissait de musique classique et enviait les danseuses en tutu blanc. Un jour, je serais l'une d'elles, se disait-elle.

Tous les soirs, quand le silence retombait et que le rideau était baissé, les ombres envahissaient la fosse d'orchestre. L'éclairage de secours jouait avec les nuances de gris et donnait l'impression à Carla de voir les musiciens s'agiter au rythme de la symphonie qu'elle jouait dans sa tête. Le parquet de la scène portait les traces des générations de danseuses qui, sur la pointe de leurs chaussons, avaient exécuté les plus grands ballets. Le rideau rouge, lourd, semblait être le gardien de ce lieu qui ne prenait vie que le jour venu. Tout là-haut, dans les cintres, on pouvait, en tendant l'oreille, entendre le souvenir des voix des grands airs d'opéra. Ce lieu était magique, et pour la petite fille qu'elle était, c'était un monde où son imaginaire pouvait s'exprimer. Sur cette scène elle dansait, dansait, elle danse et virevolte branchée en 220 volts. Telle une marionnette attachée à ses fils elle bougeait ses bras comme des sémaphores envoyant des messages à des spectateurs virtuels. Elle répétait les pas, les entrechats, elle qui voulait devenir petit rat. Elle les connaissait par cœur, pour les avoir observés à travers les trous de souris de sa cachette. C'est drôle on est petit rat, mais jamais petit chat, ni même grand rat. Il se peut que le rat danse quand il est petit et devient danseur étoile sur la constellation qui porte son nom.

Elle venait juste de fêter ses treize ans ; dans le grenier, dans une boite en carton, elle trouva des chaussons et, glissée dans une enveloppe, une vieille photo en noir et blanc d'une danseuse en tutu long. Au dos de la photo un nom : Isadora Duncan. Carla garda précieusement ce trésor, d'autant que les chaussons étaient juste à sa pointure. Un soir où l'orage menaçait et que les nuages gris roulaient au dessus de l'opéra, de grosses gouttes commencèrent à tomber, flic flac floc, et Carla improvisa une danse au rythme de la pluie. Elle ne vit pas, assise sur le bord de la scène, une danseuse qui la regardait.

- Oh pardon, s'écria-t-elle, je ne vous avez pas vue.

- Chut ! Non, tu n'as pas à te faire pardonner, continue, c'est très bien ce que tu fais. Si tu le veux, je pourrais te donner des leçons pour corriger quelques petits défauts.

- Mais, balbutia Carla, je ne pourrai pas vous payer.

- T'inquiète pas pour ça ! La seule chose que je te demande, c'est de n'en parler à personne, de nous retrouver le soir quand l'opéra s'enveloppe de silence, disons... que ça sera notre secret.

Carla promit et la belle danseuse disparut comme elle était venue.

Tous les soirs Carla attendait avec impatience l'heure pour retrouver sa danseuse, son professeur. Avec elle, elle apprit les différentes attitudes, tous les pas de danse, les sauts, le grand écart. Chaque soir Carla progressait et son professeur ne tarissait pas d'éloges et un soir elle lui offrit un tutu pour la féliciter.

Carla cacha son trésor tout-là haut dans le grenier.

Un soir son professeur lui dit :

- Il est temps de t'inscrire au concours d'entrée de l'opéra. Aie confiance en toi, quand le jour viendra, danse comme si c'était un de nos soirs et surtout pense à moi.

Et là, elle disparut comme elle était venue.

Le lendemain matin, sur le panneau d'affichage en face la loge de ses parents, une affiche. L'opéra recrute par voie de concours, des danseuses pour son corps de ballet.

- Maman, Maman je veux m'inscrire c'est important pour moi.

Maman ne pouvait rien refuser à sa fille, elle lui donna son accord en lui précisant :

- C'est difficile, alors si ça ne marche pas, promets-moi de ne pas être déçue.

Le grand jour arriva, Carla avait revêtu le tutu en attendant son tour les yeux fermés. Elle repensait à tous les conseils et surtout à son merveilleux professeur. Toujours dans ses pensées, elle n'entendit pas le jury qui l'appelait.

- Carla c'est à toi, lui dit tendrement sa maman.

Elle rentra sur scène en se récitant son poème favori :

 

La danse en confiance

Je me lève et je danse

Tout est son et cadence

Tout là-haut je me hisse

Le ciel est mon complice

 

Mon sourire je donne

Ma passion aux gens

La danse elle me redonne

La confiance dans le temps

 

Parfois je me demande

La peur d'une réprimande

Je dois l'avouer

M'empêche de me lancer

 

J'invente des chorégraphies

Je danse je tourne je suis

Je monte sur mes pointes

La confiance n'a plus de crainte

 

Carla semblait voler au dessus du plancher enchaînant les sauts de chat, les pas chassés, les échappés, les glissés et termina sa danse par un grand écart face au jury. Le jury marqua un temps et, comme un seul homme, il se leva pour applaudir à tout rompre la prestation. Carla retenait ses larmes, elle avait aperçu dans le coin de la scène son professeur. Et quand les membres du jury lui demandèrent où elle avait appris à danser, Carla répondit:

- Avec Isadora Duncan ici présente, en désignant le coin droit de la scène.

 

Ils se retournèrent mais il n'y avait personne.

Un des membres du jury expliqua alors à Carla que ce n'était pas possible car Isadora Duncan était morte en 1927... Carla savait bien, elle, que le soir venu elle la retrouverait.

Le lendemain Nice-Matin faisait la une de son édition par ce titre accrocheur :

 

"Le fantôme de l'opéra est-il professeur de danse?"

 

Une équipe du laboratoire de la zététique enquête. Et, après plusieurs jours, le résultat s'avère négatif. Rien, pas la moindre piste!

Le soir l'opéra est silencieux. Carla avait-elle inventé ? Les enfants ont parfois un imaginaire débordant. Les journalistes ont interrogé le professeur Brach, imminent directeur du laboratoire de la zététique. Sur ce phénomène, ce dernier avoue :

La jeune Carla n'était pas une jeune fille à problème. Il faut se rendre à l'évidence, elle a gagné le concours d'une façon magistrale.

Est-elle douée? Mais aurait-elle pu toute seule inventer et apprendre ce qu'elle nous a présenté lors du concours ? En tant que directeur du laboratoire de zététique, je dois admettre que seule une danseuse étoile aurait pu lui apprendre, alors fantôme? ou pas...? Il est bon parfois de croire et de garder le mystère sur une chose inexpliquée. Aussi, pour conclure et surtout pour ne pas perturber cette jeune Carla, je dirais merci à Isadora d'avoir passé le relais et de nous avoir fait ce merveilleux cadeau.

 

 

Carla continua, quand le soir l'opéra s'enveloppe de nuit, à danser, à danser.

 

 

Bernard BRUNSTEIN

 

Rédigé par Bernard

Publié dans #Musique et Danse

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article